21 novembre
Il fait toujours très froid et je suis contente d'habiter cet hiver dans un appartement social où nous ne souffrons plus du froid et où je n'ai plus à m'occuper du chauffage, charrier le bois, vider les cendres, surveiller le feu ; à Bornac, nous nous serions gelées. J'apprécie le manteau de ma mère, manteau qui est encore comme neuf, mais dont elle ne voulait plus. Il est assorti à mon sac à mains, qui m'accompagne depuis seize ans tous les jours. Pour EMMA, j'ai rallongé les manches de son manteau, mais elle râle quand même, parce qu'il lui devient trop juste aux épaules. J'essaie de lui faire comprendre qu'il devra encore faire un hiver.
Je me suis offert le luxe d'un nouveau rouge à lèvres ; le dernier m'a fait plus de deux ans. J'aimerais bien avoir un nouveau parfum, mais la dépense m'effraye, il y plus urgent, mes chaussures par exemple, qui perdent leurs talons et que j'espère pouvoir faire durer encore un an si le cordonnier veut bien me les réparer malgré leur mauvais état.
Je reçois une lettre de mon père, une lettre odieuse. Je n'en reviens pas. Il ose me reprocher d'être dépensière ! Moi, avec tous les sacrifices que j'ai faits et que je dois encore faire ! Moi, gaspiller de l'argent ! S'il savait, combien de fois je me suis couchée l'estomac vide, m'empêchant de trouver le sommeil, m'obligeant de me relever pour boire un verre de lait chaud afin de pouvoir enfin trouver un peu de sommeil pour le reste de la nuit. S'il savait que je porte des vêtements qui ont jusqu'à dix-huit ans, des chaussures qui en ont quatre. S'il savait comment je nous ai fait de la literie dans de vieux morceaux de draps en rapiéçant deux sortes de tissus pour en faire des housses de couette ; combien de fois j'ai rallongé, raccourci les rideaux de la chambre en récupérant du tissu sur les côtés pour rallonger le bas, en trichant avec de la dentelle pour gagner quelques centimètres ; à quel point je fais attention à l'électricité, l'eau et surtout le téléphone dont j'ai tant envie de m'en servir plus souvent pour me sortir de cet isolement qui me pèse, mais auquel je résiste pour ne pas augmenter la facture de téléphone ; comment je cours d'une promotion à l'autre pour économiser quelques Francs, de combien d'aliments je nous prive pour tenir mon budget alimentation. Je pourrais continuer la liste à volonté.
Sa lettre est impensable ; il l'a même fait signer à ma mère, qui ne m'écrit plus depuis des années, à part quelques petits mots accompagnant leurs paquets occasionnels. Vouloir retourner en Allemagne après cinq ans d'absence, rendre visite à ses parents et permettre une rencontre grands-parents/petite-fille, montrer son pays à sa fille, il le considère « être dépensière » !! Le ton sarcastique, utilisé expressément pour me blesser malgré mon état nerveux fragilisé, cela n'est pas digne de parents ! Ne pas vouloir revoir leur petite-fille après environ cinq ans de séparation, cela m'est complètement incompréhensible. Ainsi EMMA n'aura connu qu'une relation à distance avec ses grands-parents, consistant en son argent de poche tous les mois, de quelques coups de fil de temps à autre et de paquets sucrés occasionnels. Etranges rapports...
Il vaut mieux que j'essaie d'oublier cette insulte au plus vite ; je n'ai parcouru la lettre qu'une seule fois afin d'éviter que je m'en souvienne pour ne plus être blessée cruellement une deuxième fois, avant de la jeter à la poubelle, serrée en boule de colère. Je rédige immédiatement une réponse pour me défendre, réponse qui me soulage un peu, mais je crois qu'il est préférable de ne pas l'envoyer. La lettre de mon père me rend triste pour tout le week-end. Je sais que mes voeux de fin d'année seront brefs.